lundi 14 janvier 2008

J’habite Mitikile

Veuillez trouver ci-dessous un texte que j'ai écrit pour le journal Pays-Basque magazine en introduction d'un dossier sur la Soule. photo : Christophe de Prada - http://www.pirenifoto.info/
J’habite Moncayolle. Je suis artisan d’art. Je restaure les grandes horloges dont le cœur palpite ici, non loin du züzülü. Mon atelier occupe les granges d’une ancienne ferme. De mon atelier, j’aperçois les collines qui habitent mon quotidien... je suis souletin. Marie habite du côté de Tardets. Elle regarde tous les soirs Plus belle la vie sur France 2. Deux fois par an, elle aime aller avec sa sœur faire des courses à Ikea du côté de Bordeaux... elle est souletine. Madeleine est âgée. Quand elle sort, c’est pour aller devant sa maison, jeter un œil sur ses hortensias et sur la vigne vierge qui court sur la tonnelle. Au printemps, elle passe l’après-midi sur un banc de pierre, en espérant que son fils viendra la voir... elle est souletine. Jérôme passe ses journées de repos à jouer en réseau sur Internet et gère son avatar sur Second Life en construisant, en haut de la Madeleine, une tour virtuelle... il est souletin.
Le grand et le petit rhinolophe, le desman des Pyrénées, le renard, les sangliers, cette vieille berce, le blaireau et le grand chardon dont l’âne se délecte, le pigeon ramier qui pose ses pattes sur la cime d’un hêtre... ils sont souletins. Bien entendu, les canyons d’Olhado, d’Holzarte, les sommets d’Ori, d’Otxogorrigaña, le gave de Santa Grazi sont souletins. Le soleil qui se lève comme une idole détrônée et qui ouvre la route aux vivants, tous les matins depuis des millions d’années, à tout ce qui respire entre Larraine et Mitikile... Ekhia est souletin. Et n’en déplaise à cette association d’éleveurs du côté de Basabürüa, Hartza est souletin. Oui, l’ours, que certains disent slovène, reviendra comme reviennent les saisons, les myrtilles et les scolopendres, la loutre ou le terrible vent, Haize Beltza, qui vient frotter les angles têtus des vieilles fermes. L’église de Santa Grazi, le berger et son troupeau, les grottes des Arbailles, ainsi que la vieille ferme et ses murs en pierraille de calcaire et de marne, transmise de génération en génération. Oui, tout cela est souletin.
Voilà quelques exemples. Et toutes ces entités, les humaines et les autres, n’ont pas la même éducation, la même culture ni la même origine, car tout ne parle pas l’euskara, tout ne sait pas danser Aitzina Pika, surtout pas le grand rhinolophe. Leurs chemins ne se sont pas croisés, et si Jérôme a touché aux plumes du pigeon ramier, il marche sur les campanules, ignorant leur existence.
Pour la Soule de demain, comme une sculpture achevée, il faut l’imaginer en observant d’un bout à l’autre de la province, avec l’œil de la buse flottant dans l’air au-dessus des cimes et des villages. Avec cet œil, vous auriez vu, le 23 juin 2007, à la Madeleine, à Hitaborde, à Xardek, à Kutxalti, à Saint-Antoine, à Ahargo, du côté de Barkoxe, sur toutes ces hauteurs, des feux qui s’allument pour fêter le solstice d’été. Une réminiscence de vieux cultes païens. Vous auriez vu aussi, le 12 juillet 2007, à Etxebarre, petit village même pas “désenclavé”, des troubadours, des artistes, des chevelus, ceux d’Hebentik, qui décrètent que ce coin perdu est définitivement retrouvé (lire p. 00). C’est ce soir-là la capitale du monde. Vous auriez participé à une réunion d’information concernant Natura 2000, organisée par l’association Azia. À la fin de la réunion, vous auriez entendu dire dans la salle que “Natura 2000, c’est pas si mal”. Et puis vous auriez versé soixante-trois euros au groupement foncier agricole mutuel Lurra pour acheter collectivement la ferme Kako, à Ainharp, afin de conjurer cette fichue loi du marché qui broie le petit paysan comme l’artisan d’art.
Voilà quelques exemples. Quand on regarde tout cela, on se dit que la Soule de demain est celle qui refera de nouvelles constellations en embrassant la Terre qu’elle regardera même dans son infinie petitesse. Elle reparlera l’euskara sans complexe et sans crainte, saura résister aux autoroutes, fussent-elles celles de la pensée. Elle reprendra à sa charge le chantier de la démocratie en n’acceptant pas, par exemple, que l’etxe et ses terres soient dépecées, vendues au plus offrant, que les idées, comme la morale, soient toujours celles des autres. Elle verra se réconcilier la terre, le ciel et les hommes.
C’est un peu ce que je vois, ce que j’espère, ce que j’imagine tous les jours de mon atelier, lorsque que je pose mon regard loin sur ces montagnes et les collines, dans lesquelles se nichent le corps et l’âme immuables des vieilles fermes souletines.
Oui, il y a une force en Soule, qui laisse entrevoir ce qu’elle pourrait devenir demain... Il suffit de regarder avec l’œil de la buse flottant dans l’air au dessus des cimes et des villages.

10 commentaires:

Etienne H. BOYER a dit…

Tu sais quoi? Tu es un grand poète!
Mais pas au sens péjoratif du terme...
Ce texte est le meilleur pamphlet anti-connerie qui puisse exister.
Merci Laurent!

Anonyme a dit…

Parce qu'il ya un sens péjoratif à "Grand poète"??????????????
Alors là, tu men bouches un coin!
Pour moi, c'est le scoop du siècle!
Bon, ceci dit, Laurent, j'avais programmé cet article sur mon blog pour demain, (avec ton autorisation, of course). Depuis longtemps, j'attendais que tu m'envoies une photo. Ne la voyant pas viendre, j'ai demandé à Etienne. Ne voyant rien viendre, j'avais donc décidé de publier sans photo.
Ben voilà, quoi---- J'ai plus qu'à le mettre dans ma poche avec mon mouchoir (propre) par dessus.
Grrrrrrrrrrrr!!!!!!!!!!!!!!

Anonyme a dit…

"La poésie est inutile, comme la pluie".
René-Guy Cadou.

Lurbeltz a dit…

J'ai trouvé des photos, je t'en envoie une.
Ouaih ! concernant l'utilisation du mot "poète", je vois ce que tu veux dire Etienne... On dit, il est un peu poète pour dire qu'il plane qu'il n'est pas au fait des réalités de l'existence, qu'il est dans les nuages, qu'il ne fait pas comme tout le monde. C'est vrai que pour la politique pragmatique, c'est pas un cadeau ce "poète". Mais, heureusement que le monde n'est pas peuplé que de Labadot de Dalier ou d'Etchebest qui sont effectivement chacun d'eux, des hymnes à l'anti-poésie.

Nicolas Loustalot a dit…

Chapeau l'artiste !

Anonyme a dit…

Lurbeltz, j'avais compris ce que voulait dire Etienne mais là, tu me casses tous mes effets.
A vrai dire, j'avais envie de le taquiner, le père Etienne. J'aime bien ça, moi!

Anonyme a dit…

magnifique!!!!

Etienne H. BOYER a dit…

"Poète" au sens péjoratif, on peut aussi dire :

- un "Pink Floyd" (prononcer "Pifloï", avec l'accent rural du sud-sud-ouest), ou un "artiste" (plus branchée comme expression) pour le côté planeur sous marie-jeanne.
- un "indien" (indieng'), pour exprimer le côté chevelu qui fait son retour à la nature.
- un "charlot", un "avion" (aviong'), un "guignol" pour le côté "qui fait rire malgré lui"...

après ça dérive vite sur :
- "Pistolet"
- "Pignolo"
- "Astapito".
Mais là, on sort de la métaphore, et ça devient des injures!
Et vous savez quoi? Depuis que je suis arrivé en Soule, j'ai eu droit à tous ces noms d'oiseaux, et j'en passe et des meilleurs!
;-)
Mais la meilleure, et je le gardais pour la fin, c'est les petits plaisantins qui ont osé un "Ta signature, EHB, c'est pour quoi? Euskal Herri Batasuna?"

Anonyme a dit…

Euskal Herriko Berdeak.
Eta kitto!

Etienne H. BOYER a dit…

Ah oui, y'avait ça aussi!
;-)