samedi 28 août 2010

La pension comme salaire continué

La pension comme salaire continué, solution aux impasses dans lesquelles sont aujourd’hui le travail et l’investissement,

par Bernard Friot

L’expérience aujourd’hui massive de l’illégitimité des décisions économiques des actionnaires et des dirigeants et de la toxicité des marchés financiers rend audible – et nécessaire – un discours offensif sur les deux nouveautés inouïes de la pension de retraite : comme salaire continué financé sans accumulation financière, elle apporte une solution déjà largement expérimentée à la souffrance au travail et au sous-investissement.
Souffrance au travail : les salariés font l’expérience de l’impossibilité de bien travailler sous le joug de ce qu’est devenu l’emploi. Soit ils sont interdits de travail par les suppressions d’emplois ou les délocalisations. Soit ils souffrent dans l’emploi de ne pas pouvoir satisfaire leur aspiration à un travail bien fait. La mobilisation pour la retraite doit dire comment sortir de cette impasse.
La réponse, c’est l’expérience du bonheur au travail d’une part notable des 14,5 millions de retraités.
Ils le disent : ils « n’ont jamais autant travaillé » et n’ont « jamais été aussi heureux de travailler ». Ils nous montrent la condition du bonheur au travail : avoir un salaire à vie, être libéré du marché du travail, de l’emploi, des employeurs, de la dictature du temps de travail. Le jour où un salarié prend sa retraite, c’est à sa personne qu’est attribuée la qualification de ses meilleurs postes de travail : c’est pourquoi son salaire est désormais irrévocable, plus aucun employeur, plus aucun passage par le marché du travail, ne viendront remettre en cause son salaire. Il peut enfin donner libre cours à sa qualification.
Ce qui est bon après 60 ans est bon avant : dès 18 ans, toute personne doit se voir attribuer une qualification et un salaire irrévocables, qui ne pourront que progresser au fur et à mesure qu’elle déploiera ses capacités. Nous ne pouvons pas travailler sans l’organisation et les contraintes d’un collectif de travail, mais nous pouvons travailler sans employeurs, c’est-à-dire sans quelqu’un qui ait droit de vie et de mort sur notre existence au travail.
Sous-investissement : les peuples font l’expérience du caractère prédateur de marchés financiers qui pratiquent des taux et des retours sur investissement usuraires. Or il faut insister sur le fait que leur prétendu « apport » est en réalité un vol. Pour financer une entreprise, un investisseur n’apporte rien d’autre qu’un portefeuille de titres financiers qu’il doit convertir en monnaie, ce qui suppose que celle-ci préexiste, comme expression de la valeur ajoutée que notre travail est en train de produire. Le détenteur de titres va exercer un droit exorbitant de propriété lucrative pour en ponctionner une partie, dans une opération parasitaire.
Là encore, la retraite apporte la réponse : les engagements massifs et de long terme que représentent les pensions – presque aussi massifs et de plus long terme que l’investissement – sont financés sans aucune accumulation financière.
Les 13% du PIB consacrés aux pensions sont financés au fur et à mesure de la création de la valeur ajoutée par une cotisation sociale (à hauteur de 25% du salaire brut) et affectée à des caisses qui la transforment en prestation. De la même façon, les 18% du PIB consacrés à l’investissement doivent passer à 25% et peuvent être financés par une cotisation économique prélevée sur la valeur ajoutée (à hauteur de 50% du salaire brut) et affectée à des caisses d’investissement qui financeront les entreprises sans aucun taux d’intérêt. Cela donnera un élan considérable à l’investissement tout en le démocratisant, puisque les représentants des salariés siègeront dans ces caisses alimentées par une partie du salaire.
Les retraites, ça marche, prolongeons leur dynamique subversive des principales institutions du capital en nous appuyant sur leur réussite pour remplacer l’emploi par le salaire à la qualification à vie et le droit de propriété lucrative par la cotisation économique.
Il est temps que les opposants à la réforme sortent d’un discours défensif comme en témoigne l’autocensure sur la revendication de hausse du taux de cotisation patronale. Il est gelé dans le régime général depuis 1979 et depuis la fin des années 1990 à l’ARRCO-AGIRC, et en baisse massive depuis plus de 10 ans pour la moitié des salaires du privé (et 20% de ceux du public) du fait des exonérations. Or la hausse du taux de cotisation patronale, bien au-delà de l’indispensable suppression des exonérations, est une forme majeure de hausse des salaires d’une population de salariés qui compte un nombre croissant de retraités. Pour abolir les réformes et consacrer aux pensions 20% du PIB en 2050, il faudrait dans l’immédiat l’augmenter de 8 points (4 points de PIB) pour rattraper le temps perdu et ensuite l’augmenter de 0,5 point chaque année, soit un quart de point de PIB, le sixième de la croissance annuelle moyenne. C’est-à-dire pas grand-chose.
La revendication de plein emploi comme solution au financement des pensions (comme si ça n’était pas d’abord le gel ou le recul du taux de cotisation patronale qui expliquait les difficultés des régimes) doit être interrogée. On comprend bien ce qu’elle sous-entend : que chacun soit au travail dans de bonnes conditions. Mais c’est précisément le plein emploi qui s’oppose à cette aspiration fondamentale. Il faut le répéter contre les prénotions qui empoisonnent nos représentations : nous sommes aujourd’hui plus près du plein emploi que dans les prétendues trente glorieuses, et c’est pourquoi le travail est dans un tel malheur. Plus près du plein emploi en France : le taux d’emploi des 20-60 ans est aujourd’hui de 76% alors qu’il était de 67% par ex. au recensement de 1962 (on oublie toujours les femmes quand on parle du « plein emploi fordiste »), et la qualité de l’emploi est bien supérieure avec l’invention du CDI dans les années 1970. Si le CDI a révélé la précarité (il faut qu’il y ait une norme pour que soient mis en forme les écarts à la norme) il ne l’a pas créée, et les petits boulots étaient plus nombreux dans les années 1950 qu’aujourd’hui. Au niveau mondial, n’en parlons pas : la salarisation massive dans les pays émergents, comme on dit, étend très rapidement la logique de l’emploi. Ne cherchons pas ailleurs les raisons du chômage (il n’y aurait pas de chômage si c’étaient les personnes et non pas les emplois qui étaient qualifiés) et du malheur au travail : plein emploi, ça veut dire plein d’employeurs, plein de dictature de la marchandise et du temps de travail, plein de compétition entre salariés réduits à de la force de travail. Tous les qualificatifs que l’on peut ajouter au plein emploi (vrai plein emploi, plein emploi solidaire, etc…) ne changent rien à la chose. L’emploi nous contraint à nous en remettre aux actionnaires et aux employeurs pour décider du travail : qui travaille, où, pour quoi faire. La financiarisation des entreprises et la globalisation du marché du travail font de cette contrainte une source inépuisable de malheur au travail et de sous-investissement.
Insister sur l’alternative qu’offre la pension comme salaire continué suppose de sortir de notre approche naturalisée du travail qui le confond avec l’emploi. Il n’y a aucune essence du travail. Le travail est la part de notre activité à laquelle une valeur est attribuée, mesurée par la monnaie. Cette attribution passe par une institution de conversion de l’activité en travail. Au vingtième siècle, cela a été l’emploi. Qu’on songe, parmi mille exemple, à la transformation en travail de l’activité de soutien à la perte d’autonomie lorsque les femmes vouées au soin de leurs parents âgés (elles n’avaient pas d’emploi et donc « ne travaillaient pas ») ont été remplacées par des « travailleuses au domicile ». Or l’emploi, dans le conflit salarial, a été la matrice d’une institution qui le subvertit : le salaire à vie des pensionnés. Le bonheur au travail d’une forte minorité d’entre eux pose la question suivante : travailler, est-ce tenir un emploi (qualification du poste) ou avoir un salaire à vie (qualification de la personne) ? Le salaire à la qualification à vie des retraités transforme leur activité en travail. Le salaire à vie est très supérieur à l’emploi pour assumer notre aspiration à contribuer au bien commun, car ce qu’il définit comme travail s’en rapproche davantage que ce que l’emploi désigne comme travail. Parce qu’il doit valoriser du capital, une bonne partie du travail fait dans l’emploi est contre-productif, toxique, anti-démocratique. On ne peut pas en dire autant du travail fait dans le salaire à la qualification à vie. Pour passer du plein emploi à la pleine qualification, il faut dépasser un discours convenu qui veut que les retraités certes « ont des activités utiles » mais ne travaillent pas et sont à la charge des actifs. Ce sont les retraités qui produisent la richesse correspondant aux 13% du PIB qui leur reviennent. Il faut arrêter de placer une prétendue « solidarité intergénérationnelle » au « cœur du lien social ». Le cœur du lien social, c’est la lutte de classes, et la solidarité salariale dans l’action collective contre la réforme des retraites est l’occasion de lui faire franchir un pas décisif en prolongeant ce qu’a déjà de révolutionnaire notre présent.
Un scénario raisonnable peut être le suivant :
• Pension à 60 ans égale à 100% du meilleur salaire (porté au SMIC si inférieur) quelle que soit la durée de cotisation : 60 ans est l’âge politique d’entrée dans une seconde carrière ;
• Hausse des salaires directs et du taux de cotisation patronale pour récupérer sur cinq ans les 10 points de salaire perdus du fait de la décélération des salaires directs et du gel des taux de cotisations patronales ;
• Interdiction de toute hausse de revenu supérieure à la hausse des salaires directs.
• Attribution à tous d’une qualification personnelle avec salaire à vie en commençant par les entrants (cohorte de 1992 en 2010, de 1993 en 2011…) et mise en place des caisses des salaires par mutualisation progressive des salaires directs : vers l’abolition du marché du travail
• Création d’une cotisation économique (10% du salaire brut en 2010, 20% en 2011, … 50% en 2014) et mise en place des caisses d’investissement : vers l’abolition du droit de propriété lucrative.

1 commentaire:

andré 69 a dit…

Une Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy intitulée "Les Français n’ont pas besoin de travailler plus longtemps, mais de travailler tous !" lui a été adressée le 24 août, afin de lui rappeler que le problème du chômage est beaucoup plus grave et donc plus urgent à traiter que celui des retraites. Et que plusieurs des réformes votées par les députés UMP depuis 2007 aggravent au contraire le chômage. Lire cette Lettre ouverte sur http://www.retraites-enjeux-debats.org/spip.php?article316

Lire aussi la Lettre ouverte aux jeunes intitulée « Dénoncez ces réformes qui vous ferment les portes de l’emploi et des entreprises ! » … sur http://www.retraites-enjeux-debats.org/spip.php?article322